Racisme envers les personnes asiatiques, une tendance préoccupante

Pour Vi Nguyen, il s'agit simplement de faire un achat rapide. Un après-midi d'avril 2020, la femme de 42 ans laisse son mari et ses enfants dans l'auto et entre dans une pharmacie du centre-ville de Vancouver pour y acheter des suppléments de fer dont sa mère âgée a besoin.

En fait, Vi se heurte à un mur de haine.

En chemin vers la caisse de la pharmacie, elle se rend compte qu'un homme la talonne. À sa sortie du commerce, cet homme la rattrape sur le trottoir et lui dit d'un ton calme : « Ne me donne pas ta ta***k de maladie », avant de tourner les talons pour continuer son chemin.

À mesure que le coronavirus se propageait de plus en plus vite sur la planète au printemps dernier, des politiciens populistes cherchant à diviser pour gagner des voix ont jeté le blâme sur la Chine. Le nombre d'incidents de racisme envers les personnes asiatiques a bondi au Canada. Dans les neuf premiers mois de 2020, la Colombie-Britannique a connu la plus forte augmentation. Le service de police de Vancouver a observé une augmentation de 878 % des crimes motivés par la haine envers les personnes asiatiques comparativement à la même période l'année précédente.

Vi sait tout cela. En fait, c'est en partie ce qui la pousse à faire les courses pour sa mère. Les parents de Vi vivent dans le quartier Downtown East Side de Vancouver, à deux coins de rue du dépanneur 7-Eleven qui a été le théâtre d'un incident quelques semaines auparavant. Un homme asiatique de 92 ans atteint de démence a été poussé au sol par un homme blanc costaud qui lui a crié des insultes en lien avec la COVID-19.

Quand Vi se rassoit dans l'auto, son mari voit bien qu'elle est bouleversée. Elle lui explique ce qui vient de se passer. « Est-ce que c'est à cause du coronavirus? », lui demande son fils de 7 ans assis sur la banquette arrière. « Est-ce ce que c'est à cause de ce que tu as l'air? »

Le retour vers la maison se fait dans un silence glacial. Chaque membre de la famille essaie de comprendre ce qui vient de se produire. Les enfants de Vi ne comprennent pas pourquoi quelqu'un s'en prend à leur mère parce qu'elle aurait une maladie. Vi remet en question sa propre réaction : pourquoi avoir laissé cet homme « partir impunément »? Son mari, Solomon Wong, se demande pour sa part s'ils doivent signaler cet incident à la police.

Depuis le début de la pandémie, les personnes asiatiques sont souvent la cible de comportements racistes, de messages haineux, d'actes de vandalisme et d'agressions. Pour certaines personnes, cette escalade de racisme envers les personnes asiatiques est une « pandémie sous-jacente ».

Pour Solomon et Vi, l'incident à la pharmacie est loin d'être le premier de leur existence. Natif de Vancouver, Solomon se souvient que les enfants majoritairement blancs de son école de Richmond, en Colombie-Britannique, se moquaient de lui et le poursuivaient. La famille vietnamienne de Vi s'est réfugiée au Canada grâce au programme de parrainage gouvernemental. Vi s'est rarement sentie discriminée quand sa famille vivait dans un logement social dans le quartier Downtown East Side de Vancouver : « À l'époque, nous étions tous des enfants immigrés et réfugiés qui étaient livrés à eux-mêmes parce que les parents travaillaient plus de 15 heures par jour. » Cependant, elle a tout de suite su qu'elle faisait partie d'une minorité visible dès que sa famille a acheté une maison dans un « plus beau » quartier et commencé à gravir les échelons socio-économiques.

« Est-ce que c'est à cause du coronavirus? », lui demande son fils de 7 ans assis sur la banquette arrière. « Est-ce que c'est à cause de ce que tu as l'air? »

Aujourd'hui, tant Solomon que Vi mènent une brillante carrière : il est le président et chef de la direction d'une firme internationale de consultation en aéronautique, et elle a récemment amorcé un virage professionnel après avoir travaillé pendant 13 ans dans le milieu de la philanthropie. Le couple est découragé de voir le manque de diversité aux postes de direction dans leurs domaines respectifs. Pourtant, ce n'est pas ce qu'il y a de pire. Le pire est de subir du racisme affiché presque chaque fois qu'ils font une courte sortie ou prennent des vacances à l'extérieur de Vancouver, et ils n'en peuvent plus. Quand ils sont allés dans des endroits comme Nanaimo et Parksville, on leur a lancé des ordures, on s'est moqué d'eux, on leur a craché dessus et on leur a dit de retourner en Chine — un pays qui ne représente pas grand-chose ni pour l'un ni pour l'autre.

Compte tenu de leur vécu, le couple sent qu'il doit porter plainte pour l'incident à la pharmacie. « Je le fais pour mes parents », dit Vi, consciente que de nombreuses victimes de racisme ne vont pas se plaindre à la police parce qu'elles manquent de confiance en elles, ne maîtrisent pas suffisamment l'anglais ou ne se fient pas aux forces de l'ordre.

Solomon n'en revient pas de voir à quel point il est compliqué de porter plainte à la police. Comme il n'est pas possible de signaler un incident de racisme à la police de Vancouver au moyen d'un outil en ligne, Solomon a dû téléphoner à de nombreux endroits. On lui a finalement dit que le couple aurait dû composer le 9-1-1 au moment de l'incident, ce qui est pourtant contraire aux instructions maintes fois répétées par les autorités de n'utiliser ce numéro qu'en cas « d'urgence ».

Le pire est de subir du racisme affiché presque chaque fois qu'ils font une courte sortie ou prennent des vacances à l'extérieur de Vancouver, et ils n'en peuvent plus.

« Il n'est pas surprenant qu'autant d'incidents ne sont jamais signalés », constate Solomon.

Le processus soulève une question intéressante : quel critère utilise-t-on pour décréter qu'un incident est d'intérêt public? « Faut-il recevoir un coup en plein visage? », demande Vi. Par ailleurs, elle ressent une certaine gêne d'attirer l'attention sur son propre cas en sachant qu'elle peut se compter chanceuse de ne pas avoir vécu un incident plus grave.

Dans le groupe d'amis, d'amies et de collègues de Vi, de nombreuses personnes ont réagi à son histoire en lui disant : « Je ne peux pas croire que ça t'est arrivé à toi! » Pour Vi, ce commentaire sous-entendait clairement que ce genre de choses ne devrait pas arriver à des professionnelles diplômées comme elle. Vi déteste le sous-entendu inverse, soit que des personnes supposent qu'il faut plus ou moins s'attendre à ce que certains segments de la population canadienne soient la cible des manifestations de racisme.

C'est exactement ce qui pousse Vi à penser que tous les incidents racistes devraient être dénoncés. Pris isolément, chacun représente à peine plus qu'un point de données. Par contre, si on les regroupe, ils forment ensemble un portrait de ces murs de haine — indiquant leur épaisseur et les mesures à prendre pour les démanteler.

Plus de 600 incidents haineux ciblant des personnes asiatiques au Canada ont été signalés à des associations sino-canadiennes depuis le début de la pandémie.

Parmi les Canadiennes et Canadiens d'ascendance asiatique ayant participé à un sondage,43 % ont déclaré avoir reçu des menaces ou avoir subi de l'intimidation en lien direct avec la COVID-19.

83 % des incidents ont été signalés par des personnes de l'Extrême-Orient.

44 % des incidents ont été signalés en Colombie-Britannique — soit le taux le plus élevé au Canada.

38 % des incidents ont été signalés en Ontario, et7 % l'ont été au Québec.

30 % de ces personnes ont déclaré être souvent exposées à des graffitis racistes ou à des messages du même genre sur les réseaux sociaux depuis le début de la pandémie.

Les femmes ont signalé 60 % des incidents.

Compilation réalisée par le Conseil national des Canadiens chinois (CCNC) de Toronto, l'organisme Project 1907, le Vancouver Asian Film Festival et le Conseil national des Canadiens chinois pour la justice sociale. Données tirées d'un article publié dans le Globe and Mail le 13 septembre 2020 (en anglais); Institut Angus Reid; Corbett Communications;