Isolement: synonyme d'obstacle à l'égalité
« C'est mon anniversaire! » C'est par ces mots enjoués que Vicky Levack répond au téléphone dans son foyer de soins de longue durée de Halifax, un matin gris de décembre. « J'ai 30 ans! »
Cependant Vicky, décrivant avec exubérance la fête avec pizza qu'elle a planifiée pour les autres résidentes et résidents et les fleurs coupées qu'on vient juste de lui livrer, déchante vite. Jour d'anniversaire ou pas, elle ne pourra pas sortir du foyer ni voir ses amies et amis. Son nouveau statut de trentenaire ne peut rien changer dans la vraie vie. « Je suis coincée dans un foyer de soins de longue durée. »
À mesure que la COVID-19 fait des ravages dans les foyers de soins de longue durée du Canada, elle met en lumière à quel point nous négligeons cruellement les personnes âgées. Cependant, les personnes âgées ne sont pas les seules victimes de notre négligence, puisque nous négligeons tout autant les personnes handicapées qui doivent vivre dans de vastes milieux institutionnels comme les foyers de soins de longue durée parce que nous ne leur offrons pas de solutions de rechange.
Vicky est atteinte de quadriplégie spastique, une forme grave de paralysie cérébrale qui l'empêche de contrôler son corps. Obligée de se déplacer en fauteuil roulant et d'utiliser des outils de reconnaissance automatique de la parole, elle n'a toutefois aucune difficulté à s'exprimer verbalement.
Après avoir grandi dans la vallée de l'Annapolis, en Nouvelle-Écosse, dans le village de Berwick qui est selon Vicky « vraiment beau, mais d'un ennui mortel » pour une adulte handicapée comme elle, elle déménage à Halifax pour faire des études universitaires. Vicky a essayé deux fois — deux universités, deux programmes, deux modes de vie — mais elle a dû déclarer forfait. Elle est tombée malade, ce qui l'a empêchée de suivre le programme à un rythme acceptable. « Nous ne pensions pas que j'aurais besoin d'autant de soins. »
À Halifax, le seul établissement qui pouvait accueillir Vicky était le Arborstone Enhanced Care, un foyer pour personnes âgées qui fournit aussi des soins de longue durée à des jeunes adultes ayant des besoins particuliers. Elle s'attendait à y trouver des personnes comme elle. « En fin de compte, dit-elle avec ironie, ici un “jeune adulte” a entre 18 et 64 ans. »
Tout a changé en mars dernier, lorsque son foyer a dû appliquer les règles de confinement.
La majorité des personnes qui résident à Arborstone sont âgées, dont bon nombre sont atteintes d'un déficit cognitif. Vicky a essayé d'y créer des liens d'amitié, mais il lui était difficile de développer des relations profondes. Quand elle a réussi à le faire, ces relations ont été de courte durée.
« Les personnes âgées tombent malades et meurent, dit la jeune femme. J'en ai eu assez de perdre des gens que j'aimais. »
Jusqu'à ce que la COVID-19 frappe, Vicky profitait de ses sorties en ville pour se remonter le moral. Elle adorait aller au centre commercial, au cinéma ou dans les librairies pour feuilleter des livres. Elle aimait faire des activités avec sa nièce de trois ans, aller manger au restaurant avec ses parents ou prendre un café avec des amies et amis. Son calendrier était rempli de réunions organisées par divers groupes de défense des droits des personnes handicapées dont elle est membre. Elle se gardait occupée.
Tout a changé en mars 2020, lorsque son foyer a dû appliquer les règles de confinement. Interdiction de sorties et de visites. À son étage, il y avait une salle de séjour où les résidentes et résidents pouvaient se rencontrer pour discuter ou faire des casse-têtes. On en a fait une chambre d'isolement pour les personnes atteintes de la COVID-19 . On a aussi interdit les rencontres entre les diverses unités du foyer et, par conséquent, Vicky ne peut plus rendre visite au seul ami qu'elle a à la résidence parce qu'il vit à un autre étage.
Vicky comprend comment la pandémie s'étend et le danger qu'elle représente. Elle dit que, contrairement à bon nombre des autres résidentes et résidents du foyer, elle sait qu'elle doit porter un masque, pratiquer la distanciation physique et se nettoyer les mains correctement. Elle appliquerait ces consignes de sécurité si on lui donnait la permission de sortir. Malheureusement, cette permission lui est refusée.
Vicky rêve à un meilleur mode de vie pour elle. Elle ne veut pas d'un rêve impossible.
Elle reste donc dans sa chambre. Elle a collé des dizaines d'affiches sur tous les murs pour cacher leur couleur beige pâle, qu'elle déteste. Elle a même accroché le linge à vaisselle que sa mère lui a donné et sur lequel on peut lire une citation de Ruth Bader Ginsberg, celle où elle nous conseille de lutter pour les choses qui nous tiennent à cœur. Elle place et replace sa collection de poupées en plastique dans son étagère. Elle regarde par la fenêtre, dans l'espoir de voir quelqu'un marcher dans le petit sentier qui s'enfonce dans le boisé. Elle aime son petit arbre de Noël artificiel, malgré le fait que, si on lui laissait le choix, il ne serait ni artificiel ni petit.
Vicky rêve à un meilleur mode de vie pour elle : s'installer dans un loft avec quelques colocataires et une personne soignante — avec une cuisine aménagée pour lui permettre de préparer ses propres repas — et occuper un emploi dans le vrai monde.
Elle ne veut pas d'un rêve impossible. Il ne devrait pas l'être non plus. La Nouvelle-Écosse a mis en place des milieux de soins communautaires administrés par le ministère des services communautaires, lesquels correspondent à ce que souhaite Vicky. Cependant, plus de 1 600 noms figurent sur la liste d'attente pour une de ces places. En plus, on a dit à Vicky que, de toute façon, elle ne pourrait pas en obtenir une en raison de ses besoins médicaux.
Le jour viendra où la pandémie ne sera plus qu'un mauvais souvenir et où Vicky retrouvera le peu de liberté qu'elle avait avant. Cependant, elle a besoin de pouvoir se raccrocher à autre chose. Elle craint pour sa santé mentale. « Je me sens vraiment seule. Je ne veux pas être ici à mon 40e anniversaire. »
Environ 13 000 Canadiennes et Canadiens ayant un problème de santé de longue durée ou un handicap ont répondu à un questionnaire en ligne en 2020. De ce nombre :
Au Canada, 61 % des personnes ayant un problème de santé de longue durée ou un handicap ont déclaré avoir de la difficulté à payer au moins un de leurs besoins essentiels, comme l'épicerie, le branchement à la câblodistribution ou les services publics.
45 % ont déclaré avoir uniquement reçu un revenu de sources hors travail depuis le début de la pandémie;
40 % font état de répercussions majeures ou modérées sur leur capacité de répondre à leurs besoins en équipement de protection individuelle;
44 % font état de répercussions majeures ou modérées sur leur capacité de répondre à leurs besoins en aliments et en épicerie.
De février à mars 2020, l'organisme Jeunesse, J'écoute a enregistré une augmentation de 170 % du volume d'appels et de 114 % to their text line. These increases included conversations about isolation (up 48 %), du nombre de textos. Ces hausses touchaient les conversations sur l'isolement (48 % de plus), l'anxiété (42 % de plus) et la consommation de substances (34 % de plus).
Un peu plus du cinquième de la population canadienne a au moins un handicap.
Statistique Canada; Commission de la santé mentale du Canada,COVID-19 et suicide : Répercussions potentielles et occasions d'influencer les tendances au Canada – Document d'information ;